Transfuge de classe
TRANSFUGE DE CLASSE
Je suis un transfuge de classe. Peut-être faites vous aussi partie de ces personnes qui, grâce à des études, ont bénéficié d'une ascension sociale. L'expression " transfuge de classe " est dans l'air du temps. Dis simplement, c'est un ascenseur de mouvance sociale important. Ce dont on parle ici c'est tout ce qui permet à une personne, par exemple le travail, mais plus particulièrement les études, d'atteindre une classe sociale supérieure et d'améliorer ses conditions de vie.
Le phénomène n'est pas nouveau. Sociologues, philosophes et écrivains se sont penchés sur le sujet. Parmi ceux-ci, on remarque les Français Pierre Bourdieu, Chantal Jaquet, Edouard Louis et Annie Ernaux. Plus près de nous, le Québécois Jean-Philippe Pleau a récemment connu un succès de librairie avec son livre Rue Duplessis. Ma petite noirceur (2024). Ces autrices et auteurs, dans leurs ouvrages, ont le mérite d'avoir su nommer les tensions et les blessures qu'éprouvent certaines personnes dans leur processus de mobilité sociale. La tension des rôles sociaux ainsi que la charge identitaire héritées des générations précédentes sont également identifiées. Dans cette perspective, je me permets de citer Ernaux :
"Par dessus tout, ce que j'aime dans cette maison, c'est l'espace... La lumière qui va jusqu'à Paris puisque d'ici on distingue la tour Eifel. Le soir je la vois illuminée. À la fois proche et loin. Je crois que ça correspond bien à ce que je ressens vis-à-vis de Paris, peut-être par rapport à ma place dans le monde. Paris au fond - ça peut paraître curieux de dire ça, je n'y entrerai jamais...". Annie Ernaux (2014)
Combien de femmes et d'hommes se sont sentis incapables ou même coupables de vouloir atteindre ce Paris symbolique en Acadie? Il faut dire que nous revenons de loin puisque ce n'est que depuis les années 60, avec le programme " Chances égales pour tous " de Louis Robichaud, qu'une partie des baby-boomers et des générations subséquentes ont été en mesure d'oser penser d'accéder aux études supérieures pour améliorer leurs conditions de vie.
Souvent nés dans un milieu modeste et, pour la plupart, de " première " génération, les transfuges de classe ont connu une ascension réussie mais qui ne s'est pas faite sans la difficulté du déracinement. Ils ont souvent dû rompre avec leur milieu d'origine pour ainsi se familiariser à l'apprentissage de codes inexistants dans leur famille et dans leur entourage d'enfance.
L'ascension sociale peut modifier les façons de penser et de se comporter. Cela se traduit par les habitudes culturelles comme l'abandon de son accent natal, le changement de son style vestimentaire, le bannissement de certaines expressions du vocabulaire, etc. Ces exemples témoignent des transformations complexes qui peuvent aller jusqu'à définir la personnalité du transfuge de classe dans sa trajectoire de vie.
Le changement de classe sociale peut provoquer des conflits identitaires douloureux qui peuvent se traduire par des sentiments d'éligibilité ou d'imposture qu'on peut identifier comme étant le syndrome de l'imposteur. Ce phénomène se manifeste par la négation de l'accomplissement personnel. Le rejet du mérite lié au travail ou à la réussite académique est caractérisé par la propre perception du transfuge social qui se voit comme un dupeur par rapport à son entourage.
Comment rétablir un dialogue alors que la difficulté des choix identitaires se dresse entre le transfuge de classe et son milieu familial? Comment éliminer le clivage lorsque ce milieu devient les autres? Une piste d'amorce est de nommer cette réalité en trouvant un espace de dialogue, parce que lorsqu'on nomme un phénomène, il existe. Si la famille d'origine accepte les changements progressifs du transfuge de classe et que celui-ci se sent légitimé dans son changement, peut-être alors que l'acceptation et la cohabitation des deux modèles deviendront possibles.
Très bel article et réflexion. Toujours un aussi grand plaisir de te lire.
RépondreSupprimerMerci. Tu m’encourages à continuer
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